J’aurais aimé écrire ce livre. De fait, c’est un livre que j’ai longtemps voulu écrire.
Je voulais le faire parce que je me sentais coupable. Depuis longtemps, j’avais le sentiment que le manuel de macroéconomie avancée que j’ai écrit avec Stan Fischer pouvait être mal compris. Nous avions choisi de présenter les modèles théoriques, et la logique de ces modèles, plutôt que leurs applications. Nous avions pour cela d’excellentes raisons : nous voulions expliquer, en priorité, la structure intellectuelle de la théorie macroéconomique. Mais, de fait, le manque d’applications empiriques sérieuses disait autre chose : que la théorie avait, dans une large mesure, divorcé de la pratique et des faits. Or c’est faux : la théorie sans les faits est bien trop facile, et elle ne sert pas à grand-chose.
Je voulais aussi le faire parce que je voulais faire partager à mes étudiants l’enthousiasme intellectuel que l’on ressent quand on passe de la théorie aux faits, et des faits aux politiques économiques. C’est une tradition dans les manuels de premier cycle, au moins aux États-Unis. Ces manuels discutent en long et en large les débats de politique économique et l’impact des choix politiques sur l’économie. Je me disais que ce serait encore plus amusant de le faire avec des étudiants avancés, qui disposent de plus d’outils, à la fois théoriques et économétriques.
Agnès Bénassy-Quéré, Benoît Cœuré, Pierre Jacquet et Jean Pisani-Ferry m’ont devancé. Je suis content qu’ils l’aient fait, parce qu’ils ont mieux travaillé que je n’aurais moi-même espéré le faire.
Pour restituer l’esprit de leur travail, je vais prendre un exemple concret : la réforme du pacte de stabilité et de croissance européen. Pensez à tous les éléments qu’il faut assembler pour parvenir à un ensemble de recommandations intelligentes :
Vous devez comprendre ce que signifie la soutenabilité de la dette en théorie et en pratique, les risques que suscite une dette non soutenable, et comment l’évaluer. Quand le ratio d’endettement est-il clairement excessif ? Que se passe t-il alors ? A quelle vitesse arrive-t-on à ce seuil ? Et à quelle vitesse s’en éloigne-t-on ?
Vous devez comprendre l’impact de long terme du déficit et de la dette sur la production et sur la composition de celle-ci. Comment le déficit et la dette affectent-ils la production à moyen et long terme ? Comment affectent-ils le taux d’intérêt, la position extérieure nette, le stock de capital ? Quel est leur coût en termes de consommation perdue dans le futur ? Quelles sont les générations gagnantes, et quelles sont les perdantes ?
Vous devez comprendre l’impact de court terme du déficit, et de quelle manière la politique budgétaire contra-cyclique est utile à court terme. Les déficits affectent-ils l’activité de la même manière selon qu’ils résultent de baisses d’impôts ou de hausses de dépenses ? Quelle est l’importance des anticipations ? Des déficits plus élevés dans le futur peuvent-ils peser dès aujourd’hui sur la consommation et l’investissement, et donc sur la production ? Dans quel contexte est-ce le plus susceptible d’arriver ?
Vous devez mesurer ce que coûte la perte de flexibilité entraînée par la règle. Contraindre le déficit et la dette permet-il à la politique budgétaire de mieux faire face aux chocs ? Pourquoi les économies de la zone euro ont-elles divergé au cours des dix premières années d’existence de la monnaie unique ? Ces divergences auraient-elles pu être évitées ? Vous devez alors déterminer si la politique budgétaire est l’instrument approprié pour réagir à des chocs propres aux pays, et dans quelle mesure elle peut se substituer à l’absence d’une politique monétaire indépendante. Finalement, vous devez évaluer quelles marges de manœuvre restent à des gouvernements qui ont combattu la grande récession et sauvé les banques.
Vous devez réfléchir à la définition pratique des règles. Quelle est la définition de la dette ? Comment les engagements implicites créés par les régimes de retraite et les autres promesses faites aux générations futures doivent-ils être traités ? Si les règles portent sur le déficit et la dette, quelle est la définition de ces deux concepts la plus adaptée à la question traitée ? Comment comptabiliser les recettes de privatisation ? Faut-il prendre en compte la dette brute ou la dette nette ? Le budget doit-il enregistrer séparément les opérations courantes et les opérations en capital ? Si oui, les règles portant sur le déficit doivent-elles s’appliquer uniquement aux opérations courantes ?
Vous devez réfléchir aux questions d’économie politique. En premier lieu, pourquoi faut-il des règles ? Pour protéger les citoyens des gouvernements ou pour protéger les gouvernements d’eux-mêmes ? Comment un ensemble donné de règles peut-il être manipulé ou contourné par un gouvernement ? La mise en œuvre de ces règles doit-elles être laissée aux hommes politiques ou confiée à des comités indépendants ? Comment sanctionner un gouvernement qui se comporte mal ? Ces sanctions seront-elles crédibles ex-ante ? La coordination internationale, en Europe ou au G20, est-elle un atout ou une distraction ?
Pour répondre à toutes ces questions, de nombreux outils conceptuels sont nécessaires. Entre autres : un modèle d’équilibre général dynamique à générations imbriquées ; une représentation des fluctuations de court terme prenant correctement en compte les anticipations ; des modèles d’économie politique pour comprendre pourquoi des règles sont nécessaires ; des modèles principal-agent pour réfléchir à la forme qu’elles doivent prendre. Dans chaque cas, la théorie sert de guide mais c’est l’observation des faits qui permet de juger quels arguments théoriques sont les plus pertinents. Ce n’est pas une tâche facile. Les manuels fournissent les instruments théoriques, en général sans justification excessive, et vous livrent alors à vous-même sans entraînement pratique. Ce n’est pas ce que fait ce livre. Il justifie l’utilisation des instruments, les fournit et vous explique alors comment les utiliser.
Enfin, et ce n’est pas la moindre de ses qualités, ce manuel est parmi les premiers à traiter de manière complète et rigoureuse la crise financière de 2007-2008, la récession de 2009 et la crise de la zone euro qui a éclaté en 2010. Les auteurs ne cachent pas les difficultés conceptuelles auxquels les économistes se heurtent quand ils réfléchissent aux causes de la crise. Ils montrent les limites des approches traditionnelles et la nécessité de renouveler la théorie. Pour autant, ils ne jettent pas le bébé avec l’eau du bain et ne prétendent pas comme Paul Krugman que la recherche économique n’a fait quasiment aucun progrès depuis les années 1970. Au contraire, ils montrent comment les théories existantes peuvent être utilisées, combinées entre elles et replacées dans un contexte historique et politique pour mieux comprendre la crise. C’est comme cela qu’il faut procéder.
Bref, ce livre vous entraîne à devenir un bon macro-économiste — un bon économiste tout court. Il vous apprend la bonne attitude et vous donne la bonne méthode : se doter d’une base théorique solide, utiliser la théorie pour examiner les données, puis aller et venir autant qu’il le faut entre les deux jusqu’à ce qu’une image cohérente apparaisse.
En le lisant, j’ai à nouveau ressenti l’enthousiasme intellectuel que suscite la recherche en macroéconomie. J’espère que cet enthousiasme sera contagieux, et je vous souhaite une très bonne lecture.
Olivier Blanchard, juillet 2012.
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