1. Pourquoi ce livre ?
L’idée de ce manuel est née d’un séminaire que nous avons créé il y a plus de dix ans à l’École polytechnique pour amener nos étudiants à faire le lien entre l’enseignement théorique qu’ils reçoivent et l’élaboration des politiques économiques à laquelle certains d’entre eux se destinent. La même démarche a ensuite donné lieu à d’autres enseignements à l’Université ou dans des grandes écoles.
Nous avons été confortés dans cette approche par nos expériences. Chacun d’entre nous est à la fois enseignant et praticien, chacun combine ou a combiné recherche et aide à la décision. Nous avons été ou nous sommes conseillers, experts, membres ou animateurs d’instances consultatives, hauts fonctionnaires, banquiers centraux, chercheurs dans des think tanks, commentateurs, et toujours, enseignants. Ayant, à des titres divers, consacré une partie de notre vie professionnelle aux questions internationales, nous avons été régulièrement confrontés à la pratique de la politique économique dans d’autres pays, proches ou lointains. Ces expériences nous ont conduits à situer ce livre à l’intersection entre la théorie et l’action.
Nous pensons que cette attitude est plus féconde que l’ignorance réciproque qui prévaut trop souvent. Malgré des progrès notables au cours des dernières années, l’Europe continentale demeure en retard dans l’échange entre théories, action et évaluation qui est pratique courante dans le monde anglo-saxon. Le va-et-vient entre recherche et vie publique reste insuffisant. La conception des politiques en souffre et les erreurs mettent trop longtemps à être identifiées et corrigées. De bonne foi, des ressources publiques rares sont parfois dilapidées, dans certains cas au profit d’intérêts particuliers, mais bien souvent au nom d’une vision erronée de l’intérêt général. En outre, la voix des Européens dans les débats internationaux est moins audible qu’elle ne pourrait l’être si elle était intellectuellement mieux argumentée.
La crise de la zone euro témoigne tristement des déficiences de la réflexion économique européenne. La création d’une nouvelle monnaie transnationale était, personne ne pouvait l’ignorer, une entreprise ambitieuse. Bien des embûches qu’elle présentait pouvaient être anticipées, et avaient d’ailleurs été repérées dès l’origine par la recherche. Les problèmes liés à l’hétérogénéité de la zone euro, à la faiblesse des mécanismes d’ajustement ou à l’absence d’incitations endogènes à la responsabilité budgétaire, pour ne citer que ceux-là, étaient connus. D’autres difficultés, liées notamment à la non-mutualisation du risque bancaire ou à l’absence de prêteur en dernier ressort pour les États, étaient soupçonnées mais n’avaient pas fait l’objet d’un diagnostic complet. Pour anticiper et prévenir les crises, un dialogue plus riche et plus exigeant entre recherche et politique économique aurait été nécessaire. Malheureusement, les décideurs se sont trop souvent laissé aller à une lecture biaisée des résultats de la recherche, qui donnait un poids excessif aux travaux favorables à leurs a priori.
Ce retard porte aussi préjudice au débat démocratique. Loin d’être le cheval de Troie d’une « pensée unique » d’inspiration libérale, comme on le considère trop souvent, la théorie économique fournit avant tout une « boîte à outils » qui permet d’évaluer les conséquences de telle ou telle politique pour les différents acteurs économiques et sociaux. Certes, elle prend pour acquis que le marché est un outil d’allocation efficace ; mais elle fournit aussi les instruments qui permettent de cerner ses défaillances ou l’inégalité de ses effets. La démocratie gagnerait à ce que les participants au débat public se saisissent davantage et à meilleur escient des outils qu’offre l’analyse économique.
Certains considèrent que la crise qui frappe le monde développé depuis 2007 a discrédité les économistes, qui ne l’ont pas vu venir, et avec eux l’ensemble de la théorie économique contemporaine. Nous ne partageons pas ce jugement. Les mécanismes mis en jeu par l’enchaînement des événements depuis l’été 2007 étaient pour beaucoup repérés et avaient été étudiés à l’occasion des crises financières qui ont affecté de nombreux pays dans le passé. Du reste, certains économistes, comme ceux de la Banque des règlements internationaux, les avaient très bien anticipés. Dans cette nouvelle édition, nous sommes attachés à fournir des éléments d’analyse et à discuter les réponses de politique économique à la lumière de ces théories, en particulier dans les chapitres 3 et 4 consacré aux politiques budgétaire et monétaire. Mais ici encore, les travaux de tonalité panglossienne ont été trop souvent privilégiés, et ceux qui débouchaient sur un diagnostic plus inquiet trop souvent ignorés. C’est donc moins la recherche qu’il faut incriminer que la nature des relations entre recherche et décision.
Une autre critique, illustrée par exemple par le film Inside Job, porte sur la profession des économistes : la crise aurait révélé au grand jour une forme de conformisme intellectuel, une proximité trop grande avec le monde de la finance et une indulgence coupable envers les puissants. Cette critique relève à juste titre que la profession économique, qui est si attentive aux incitations, a longtemps été négligente à l’égard des conflits d’intérêts de ses membres. Au-delà des indéniables aspects directement pécuniaires, les économistes doivent être lucides sur le risque qu’une proximité trop grande avec telle ou telle autre communauté professionnelle finisse par émousser leur capacité critique. Un exercice d’introspection sur la déontologie et la responsabilité des économistes est en cours, et il n’est pas inutile.
Mais au-delà de ce débat sur la profession la crise remet en cause bien des dogmes et bien des tabous. Elle sera à l’origine d’un réexamen profond de la politique économique. Peut-être son impact sur la pensée économique sera-t-il un jour comparé à celui de la grande crise de 1929. D’ores et déjà, la confiance dans l’autorégulation des marchés, qui s’était instaurée depuis une vingtaine d’année, a été entamée ; les banques centrales et les gouvernements, rompant avec l’orthodoxie, s’engagent dans des stratégies non conventionnelles.
Les économistes eux-mêmes prennent conscience de la nécessité de dépasser les silos de leurs spécialités et de développer des approches intégrées : pour ne prendre qu’un exemple, comprendre la situation des banques aujourd’hui nécessite de combiner des outils théoriques issus de la macroéconomie, de la finance, de la théorie monétaire et de la théorie des contrats.
Ce manuel a pour ambition d’aider à combler une lacune en proposant une approche systématique de la politique économique. En général, les cours d’économie ont pour objet l’apprentissage de l’analyse théorique dans des champs particuliers : macroéconomie, microéconomie, finance, économie internationale, etc. Dans certains cas, une référence explicite est faite à la politique économique, par exemple en macroéconomie. Mais la représentation des choix de politique économique reste extrêmement abstraite et schématique. À l’inverse, il existe un certain nombre de livres ou essais de grande qualité sur la politique économique ; mais leur objet est davantage de montrer comment les convictions se forment et se mettent en œuvre et de détailler le fonctionnement des institutions qui en ont la charge que d’en analyser l’ancrage théorique.
Notre souci est ici de proposer un traitement pédagogique des apports de l’analyse théorique à la décision. Nous souhaitons montrer comment la théorie éclaire l’action, sans dissimuler les incertitudes, les zones d’ombre, les controverses et la place qui reste nécessairement au jugement dans les décisions. Nous cherchons donc, à la fois : à analyser les problèmes et les arbitrages auxquels les décideurs sont confrontés ; à dresser le bilan des principales approches théoriques qui nous semblent pertinentes pour éclairer ces arbitrages, en incluant à la fois les travaux les plus récents et des textes fondateurs qui conservent toute leur importance ; et à utiliser ces acquis pour analyser les principales options de politique économique.
Nous espérons que ce livre fournira au lecteur les outils nécessaires pour comprendre et apprécier les débats qui vont se développer dans les années à venir.
2. Comment utiliser ce livre
Cet ouvrage comprend huit chapitres. Les deux premiers présentent le cadre général de la politique économique. Le chapitre 1 en rappelle les fondements et présente les principales méthodes et analyses qui seront utilisées dans le reste du manuel. Le chapitre 2 examine les limites de l’intervention publique et analyse les interactions stratégiques entre ses différents acteurs. Les six chapitres suivants abordent chacun un grand domaine de la politique économique : politique budgétaire (chap. 3), politique monétaire (chap. 4), intégration financière internationale et politique de change (chap. 5), politiques de croissance (chap. 6), politique fiscale (chap. 7), politiques de l’emploi (chap. 8). Chacun de ces six chapitres thématiques est construit selon la même architecture : les enjeux et faits stylisés, puis les théories, puis les politiques. Chacun peut être abordé indépendamment des autres, même si chacun s’appuie sur les résultats et analyses d’autres chapitres et y renvoie.
Ce manuel n’est évidemment pas exhaustif. Il ne couvre ni l’ensemble des théories ni l’entièreté du domaine de la politique économique. Le champ dont nous traitons est restreint à la macroéconomie au sens large : monnaie, budget, taux de change, croissance, fiscalité, emploi. Nous n’abordons les aspects microéconomiques, malgré leur importance dans l’élaboration des politiques publiques, que dans la mesure où ils éclairent les champs évoqués ci-dessus. Ce choix nous a amenés à laisser de côté des questions tout à fait fondamentales, comme par exemple la régulation, la politique de la concurrence, la politique commerciale, les privatisations, la politique du logement ou la protection sociale, pour n’en citer que quelques-unes.
Après réflexion, nous avons aussi décidé de ne pas consacrer un chapitre spécifique aux questions internationales, mais de les aborder au fil des sujets dont nous traitons. C’est aussi le choix que nous avons fait pour l’intégration européenne : dans chacun des domaines qui font l’objet de chapitres, certains des leviers d’action de la politique économique se situent au niveau européen, d’autres au niveau national ou infra-national. Le chapitre 2 éclaire cependant, à l’aide des instruments de la théorie économique, l’articulation entre les différents niveaux de gouvernement (local, national et international) et l’organisation de la gouvernance mondiale.
L’approche retenue dans cet ouvrage le distingue d’autres manuels d’économie. Elle est d’abord descriptive et factuelle : chaque chapitre portant sur l’un des grands domaines de la politique macroéconomique s’ouvre par une présentation des faits principaux que nous retenons de l’évolution des dernières décennies. Nous les utilisons ces faits pour introduire et informer la réflexion théorique, et pour fonder le questionnement de politique économique. Notre approche est, ensuite, historique et institutionnelle, car il nous semble important de connaître, dans chaque domaine, les grandes étapes de la réflexion et de l’action.
La théorie occupe cependant une place centrale dans l’ouvrage : nous mettons en perspective les acquis de l’analyse économique dans chacun des domaines considérés, afin de montrer ce qu’ils permettent d’expliquer et de comprendre, et les questions qui restent en suspens. Nous faisons également une place importante à l’approche bibliographique et synthétique, afin de donner au lecteur un bilan des connaissances sur les principaux thèmes de la politique macroéconomique. Enfin, notre approche situe l’analyse économique comme théorie de la décision et de l’action en montrant comment les principaux arbitrages de politique économique se présentent aux décideurs. De nombreux exemples tirés de l’expérience internationale sont présentés au fil des pages pour éclairer le raisonnement et l’analyse.
La plupart du temps, nous avons réservé les développements mathématiques aux encadrés techniques. Pour nous, les mathématiques ne sont pas l’objet de la science économique mais en constituent un langage essentiel, souvent même indispensable, qui permet de passer, de façon cohérente et rigoureuse, d’un faisceau d’hypothèses à des conclusions. La formalisation sert aussi à développer des outils statistiques permettant de confronter les hypothèses aux données du monde réel. Ce langage, cependant, est plus adapté au déroulé rigoureux du raisonnement qu’à son explicitation et à l’exposé de ses conclusions. Nous nous attachons dans ce manuel à donner des exemples de cette démarche, mais aussi à expliciter de façon littéraire les raisonnements associés.
Chaque chapitre comprend de nombreuses « aides à la lecture » : graphiques et tableaux, car les faits sont au cœur de notre approche ; encadrés théoriques ou descriptifs ; liste des références bibliographiques utilisées. Les mots-clés sont tous définis dans un des chapitres et référencés en fin d’ouvrage. Nous avons cherché à mobiliser dans la mesure du possible les références disponibles en français, mais comme les domaines qu’elle analyse, la science économique elle-même n’échappe pas à la mondialisation : la majeure partie des références sont donc en anglais et si la maîtrise de l’anglais économique n’est pas nécessaire pour lire cet ouvrage, elle est très souhaitable pour approfondir les questions qui y sont traitées.
Nous tenons à remercier tous ceux qui ont encouragé cette aventure et l’ont rendue possible. Cette édition a bénéficié des commentaires nombreux de nos élèves, collègues et lecteurs depuis la première publication du livre. Nous avons d’abord une dette envers les premiers, dont l’adhésion et les critiques ont joué un grand rôle dans la maturation de l’enseignement sous-jacent à ce manuel. Plusieurs collègues avaient accepté d’en lire la première version et nous ont permis, par leurs commentaires, de l’enrichir. Sans eux, ce livre serait moins précis et rigoureux.
Cette nouvelle édition n’aurait pas vu le jour sans le travail de Pierre-Emmanuel Darpeix qui nous a aidés à actualiser l’édition antérieure et, par leurs critiques judicieuses, à l’améliorer. Enfin, nous réitérons notre reconnaissance envers Olivier Blanchard, dont les travaux ont souvent inspiré nos réflexions, pour avoir accepté de préfacer ce livre.
3. Les nouveautés de cette édition
La première édition de ce livre, en 2004, avait précédé la crise financière. La deuxième, dont le manuscrit avait été achevé en décembre 2008, en portait la trace, mais n’avait pas pu faire l’objet d’une révision à la mesure des bouleversements en cours. Cette édition a été profondément remaniée afin d’offrir au lecteur une analyse approfondie des problèmes de politique économique dans le contexte de la grande crise que vivent les économies avancées. Les chapitres 3 (politique budgétaire), 4 (politique monétaire) et 5 (intégration financière internationale et taux de change) ont ainsi été entièrement repris et dans certains cas réécrits. Les autres chapitres ont été révisés, complétés et mis à jour. Nous proposons donc au lecteur un ouvrage qui conserve l’esprit des précédentes éditions mais offre un nouveau contenu.
Agnès Bénassy-Quéré, Benoît Coeuré, Pierre Jacquet et Jean Pisani-Ferry
Bruxelles, Paris, Francfort, New Delhi, juillet 2012
Comments